Chroniques

par bertrand bolognesi

Orfeo, favola in musica de Monteverdi
I Gemelli, Emiliano Gonzalez Toro

Arsenal, Metz
- 14 octobre 2020
Emiliano Gonzalez Toro est Orfeo (Monteverdi) avec ses Gemelli à Metz
© marie-colette becker

Après le fort beau récital de Julien Blanc, apprécié hier à l’Esplanade [lire notre chronique de la veille], retrouvons la grande salle, dans cet Arsenal dont jamais assez l’on ne dira les qualités acoustiques. À la célébration du mystère antique, son architecture intérieure particulière paraît propice, surtout lorsqu’une équipe artistique sait s’en emparer dans la pleine acception de la musique, englobant poésie, théâtre et prière sous un mot que l’homme d’aujourd’hui résume au seul art d’harmoniser les sons. Ouverte par une fanfare festive mais non péremptoire, la favola gagne aussitôt une portée plus sacrée que théâtrale.

Doté d’instrumentistes rompus à l’exercice baroque, l’ensemble I Gemelli offre une approche souplement tonique, d’un bout à l’autre articulée avec subtilité. Outre la fameuse toccata du Prologue, la grande tendresse, dolente et spirituelle, du premier ritornello convainc d’emblée, sans qu’aucun démenti survienne par la suite. En tout point, l’approche est sensible, pour ne point dire vertueuse, à parler à l’ancienne. Encore pourra-t-on dire, à continuer dans ce mode, qu’une piété certaine caractérise la prestation chantée, hautement satisfaisante.

Avec bonheur, on retrouve certaines voix quand on en découvre d’autres. Parmi ces dernières, celles de Maud Gnidzaz, Ninfa au timbre séduisant et au phrasé si patiemment cultivé qu’il en semble naturel, d’Alix Le Saux, Speranza efficace d’abord entendue parmi l’attachant quadrille de bergers, de Mathilde Etienne, Proserpina de conséquente autorité, enfin de Nicolas Brooymans, basse veloutée qui campe un Plutone majestueux (lui aussi contribue au quatuor pastoral). Au premier chapitre, un sextuor de chanteurs comptant au nombre de ceux que l’on suit plus régulièrement apporte à l’édifice madrigaliste son grenat personnel.

Ainsi applaudit-on chez les ténors la couleur prégnante de Juan Sancho [lire nos chroniques de Siroe, Ariodante, Rodelinda, Arminio et Rinaldo] et la fulgurante clarté de Zachary Wilder en bergers [lire nos chroniques de Giulietta e Romeo, Le désert et Armide]. La douceur et la musicalité délicieuses du baryton Fulvio Bettini incarne un Apollo sage et consolateur du pécheur qu’en tentation la pulsion scopique fit choir [lire nos chroniques de Farnace et de Faramondo], tandis que la partie de Caronte trouve en Jérôme Varnier la basse idéale, méphitique à souhait, inquiétant par le chant comme par l’allure [lire nos chroniques de Béatrice et Bénédict, Adriana Lecouvreur, Tosca, Orfeo, Pelléas et Mélisande, Hamlet, La Juive, Les Troyens, Faust, Renard et Die Zauberflöte]. Au fil des années, le captivant organe du soprano Emőke Baráth s’est étoffé plus favorablement encore, tant et si bien qu’à l’heure actuelle, elle livre une Euridice (de même que La Musica) de toute beauté : nuancé, suprêmement intelligent, le chant fait avec précision usage d’un instrument désormais chaleureux, toujours au service d’une expressivité rigoureusement choisie – autant d’avantages qui confirment le plaisir à suivre l’artiste [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea, Elena, Orfeo, Scylla et Glaucus, Gloria, Ipermestra, Alcina, ainsi que des Stabat Mater de Pergolèse et de Poulenc].

Très présent dans le paysage baroque international, Emiliano Gonzalez Toro s’est grandement illustré dans le répertoire lyrique comme en oratorio [lire nos chroniques des Paladins, de Roland, L’empio punito, Médée, L’incoronazione di Poppea, Messe BWV 236, Platée, Hercule mourant, Alcina, Lalla Roukh, Armide et de Coronis]. Il y a deux ans, le ténor d’origine chilienne fonde avec Mathilde Etienne (notre Proserpina) un nouvel ensemble spécialisé dans la musique vocale du Seicento, I Gemelli, en se donnant pour mission de construire l’interprétation à partir du chant. Tout en incarnant magnifiquement le rôle-titre, de cette voix lumineuse qu’on lui connaît si bien, dont l’évident aigu se déploie sur un grave plus sonore que le registre le laisse prévoir, Emiliano Gonzalez Toro s’est chargé de la direction musicale de cet Orfeo dont il a façonné l’interprétation, avec la complicité de la claviériste Violaine Cochard [lire nos chroniques du 19 juin 2011, du 1er avril 2010 et du 31 mai 2008], relai essentiel en situation de concert. Prodigieux, le résultat surprend par la connivence inventive de musiciens que relie un fil invisible et heureux. Bravi !

BB